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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

samedi 10 décembre 2011

QUASI, Ballade à la louange de quelques ruistes

Dans Le Mercure de France paraît en mars 1897 trois ballades moqueuses visant l'école naturiste. Initiée par Saint-Georges de Bouhélier et Maurice Leblanc, celle-ci s'inspirait du naturalisme tout en visant une expression plus pure des sentiments ; elle rejetait également le symbolisme. Notons que Jean de Tinan se moqua de ses représentants à plusieurs reprises et signa le Manifeste anti-naturiste publié dans Le Figaro le 2 mars 1897. Outre leur portée satirique, ces ballades, signées Quasi (1), présentent l'intérêt de mentionner les écrivains et poètes qui étaient des habitués du salon de Rachilde (femme d'Alfred Vallette, directeur du Mercure de France), et parmi eux, Jean de Tinan et ses amis : 

Ballade à la louange de quelques ruistes
Tinan, superbe dans sa cape
De grand d'Espagne ou de berger
Marche, songeant à ce qu'il drape 
D'un ton ironique et léger.
Pour aimer et pour voyager, 
Pierre Louÿs, cher aux Naïades,
Vogue de Cadix à Alger ;
Et Paul Fort écrit des ballades.

Moins blanc sans doute que le Pape,
Lebey saccage le verger
Des étoiles brunes, et happe
Tout ce qui vient y voltiger ;
Il peut pleuvoir, il peut neiger,
Albert qui hait les propos fades
Est plus ardent qu'un dey d'Alger ;
Et Paul Fort écrit des ballades.

Fargue, fier et jeune satrape
Que l'on ne doit pas outrager,
Rêve ; le coude sur la nappe,
ÀTancrède, qu'il veut purger :
Certains errent à l'étranger
Chez les Marcomans et les Quades,
D'autres admirent Béranger,
Et Paul Fort écrit des ballades.

ENVOI
Prince, pourquoi les déranger ?
Qu'il soit de Brivas ou de Prades,
Il fait du pain, le boulanger.
Et Paul Fort écrit des ballades.

Le Mercure de France, mars 1897, p. 579.

Suivent la « Ballade pour enseigner ce qu'il ne faut pas penser de plusieurs excellents écrivains » et la « Ballade pour enseigner au monde ce qu'il faut penser à peine de plusieurs excellents écrivains ».

(1) « La signature omnibus de Quasi — Remy de Gourmont, Alfred Vallette, Albert Aurier en usèrent — couvrit, comme on sait, de son pavillon, des pastiches de tout premier ordre. » Site des Amis de Remy de Gourmont.

 

mercredi 30 novembre 2011

Penses-tu réussir ! vu par L'Art Moderne, revue belge

« Revue critique des arts et de la littérature, paraissant le dimanche », L'Art Moderne est fondée à Bruxelles en 1881 et continue ses publications jusque 1914. Portée vers la modernité belge et internationale (française et allemande notamment), elle vise à commenter les événements artistiques et littéraires du temps. En 1897, paraît une chronique en plusieurs livraisons, non signée, intitulée « Les Oiseaux qui viennent de France ». Divers auteurs de l'époque y sont évoqués : Charles-Henri Hirsch, Tristan Klingsor, Francis Jammes, Henry Ghéon ou Viellé-Griffin, par exemple. Dans le n°29, en juillet 1897, Jean de Tinan y apparaît à son tour, aux côtés d'Alfred Jarry et de Charles-Louis Philippe. Voici ce qu'on dit de lui :
 


M. Jean de Tinan, dont l'esprit attique doit être disposé à tous les éclectismes, comprendra parfaitement que je l'aie, en cette causerie, rapproché de MM. Alfred Jarry et Charles-Louis Philippe. Il doit souvent envier l'émotion naïve de celui-ci et la scatologie du premier ne saurait lui déplaire. Son livre Penses-tu réussir ! (et veuillez remarquer le scepticisme de ce point d'exclamation) est vraiment une très remarquable chose. Le talent y abonde, l'esprit n'y fait guère défaut ; verve et abondance s'y disposent agréablement. La réussite que recherche M. de Tinan n'est point, ainsi que pourraient le faire croire les antécédents de notre auteur, l'heureuse issue de l'arrivisme, mais bien le succès de la vie même ; et par là, ce frivole volume, sous une attention ingénue, prendra un aspect grave et solennel. Raoul de Vallonges – et j'ai hâte d'introduire le héros romanesque de peur que l'on me soupçonne de faire des personnalités  – se disperse en de nombreuses amours sans qu'aucun ne le satisfasse et lui donne la définitive émotion de l'Amour. Ses tentatives le consument, sans l'épuiser. Il pressent la faillite de sa destinée. Il ne veut néanmoins renoncer à l'espoir et au désir, car il a confiance en son coeur humain. Tel est le sujet.
Quelques réservées qu'elles pussent se faire, il serait indiscret d'avancer des présomptions ; au surplus, elles ne sauraient qu'être déplacées en cet endroit et l'effort d'art seul requiert notre jugement. Or, il y a là  – et je l'ai déjà dit  – un extrême talent. La lecture de ce livre est charmante et facile. Imaginez de délicieux ou brutaux épisodes, des grâces de femmes penchées et alanguies, des étreintes vénales ou passionnées, tout cela dans une activité de circonstances et d'événements, un fouillis de méditations et de lyrismes, qui peuvent nous étourdir parfois mais jamais nous lasser. Je pourrais vous désigner d'adorables pages d'une langue souple et vivante, telle péripétie de délicate et fragile analyse. Cependant j'estime qu'un grave défaut altère ce roman : il manque d'émotion. Une perpétuelle ironie dessèche les possibles sensibilités. Sans doute l'ironie n'est, comme chez Lafargue et Gide, qu'un affectueux sourire à l'existence. Ici, malheureusement, elle altère le sentiment même. Toujours retenu et raillé, le cœur de M. de Tinan n'ose plus palpiter et  – fâcheuse conséquence  – nous ne trouvons point en l'art qu'il anime en merveilleuses concordances qui font que nous pouvons reconnaître fraternelle et sympathique une œuvre. C'est parce que M. de Tinan a beaucoup de talent que nous exigeons de lui un peu de génie.



~ * ~

Cet article est intéressant, dans le sens où il représente l'exact contraire de critiques plus répandues. Tout d'abord, et nous le disons sans rire, parce qu'il ne fait pas erreur sur le titre du roman et qu'il en commente avec pertinence la ponctuation (la grande majorité des chroniques parlant de Penses-tu réussir ? avec point d'interrogation) ; d'autre part, parce qu'il se refuse à « faire des personnalités » alors qu'on s'est intéressé et que l'on s'intéressera encore aux romans de Tinan en premier lieu pour leur implication autobiographique. C'est par ailleurs un élément qu'on lui reprochera beaucoup, au cours du XXe siècle. Enfin, cet article touche à la question de l'ironie qui divisa beaucoup : représentant pour certains l'essence même de la qualité de l’œuvre, elle est jugée ici comme desséchante – ce que Tinan évoque lui-même dans son Argument pour un livre à paraître intitulé Nos pauvres jalousies : «Tu le liras un soir, – malgré les sécheresses, les tristes ironies, les lyrismes maladroits ou menteurs. »

Petit appel :  
Si l'un de nos lecteurs sait qui, parmi les rédacteurs de la revue, pourrait se cacher 
derrière l'écriture de cet article, nous serions ravis de bénéficier de sa science ! ^^

A bientôt !

dimanche 27 novembre 2011

Jean de Tinan, Lettre à André Lebey, 24 août 1895.

Où l'on en apprend un peu plus sur le projet littéraire de l'auteur et sur son rapport à l'expression. 
Jean de Tinan, crayonné par Maxime Dethomas

Il fait chaud, chaud, chaud, et j'ai chaud. J'ai lu quelque part cette phrase : « Rien ne peut mieux guérir l’âme comme les sens, comme rien ne saurait mieux guérir les sens que l’âme ». Je trouve cela tout à fait bien et je me le répète depuis ce matin. [...]
J'ai hâte de te voir ici : quinze jours, nous n'aurons pas le temps de nous lasser du travail et je puis espérer que cela sera (pour moi au moins) agréable tout le temps. [...] Nous chercherons et nous trouverons des conclusions spécieuses. Alors que nous serons parvenus à les convenablement formuler, nous pourrons nous amuser à les appliquer à la vie cet hiver.
L'Idéologie est une des seules choses dont on ne se lasse guère. Ceci en ce moment me peine : qu'il est bien difficile d'exprimer suffisamment une chose sans affirmer, et l'affirmation me répugne ; quand on affirme, les gens ont toujours l'air persuadé que vous êtes sûr de ce que vous dites, ils ne peuvent pas arriver à comprendre que l'affirmation est seulement une forme de rhétorique. L'idée, elle, est tout à fait indépendant de l'affirmation, de la négation et du doute, mais tous ces gens-là ne comprennent pas cela ; leur pensée est brutale, elle viole tout ; elle ne sait pas caresser ; la grossièreté de mes « semblables » m'est insupportable et me chagrine.
Je n'ai pas d'ailleurs, en ce moment, de chagrins plus directs, et c'est peut-être pour cela que je vais chercher ceux-là.
J'écris bien mal, mais c'est la faute de ce papier quadrillé ridicule.
Toi, au moins, comprends bien cela, dans mes lettres, comme dans nos rapports : quand j'affirme, c'est que je ne trouve pas d'autre moyen d'expression et c'est un moyen qui ne vaut rien, parce qu'il est forcément partiel. La rhétorique est un vêtement bien étroit, elle nous offre bien peu de ressources, et notre pensée est bien limitée.
Comprends cela aussi pour ce que j'ai dit du monde et d'autres choses ; certainement il est bon de se pencher sur le monde, certainement il est mauvais de se pencher sur le monde, mais nous ne savons dire que l'une de ces deux choses à la fois. Remarque que je ne veux pas dire : c'est peut-être bon, c'est peut-être mauvais, les sceptiques me répugnent, ce sont des eunuques cérébraux. Il faudrait dire les deux ensemble et on ne peut pas ; me comprends-tu ? Dis-moi que tu me comprends. Ce n'est pas de ma faute si les formes de la pensée sont insuffisantes et celles de l'expression presque nulles. Nous ne savons presque pas arranger les mots et nous ne savons presque pas ce que les mots veulent dire ... cependant de vrais résultats ont été obtenus ! Qu'est-ce que cela serait si nous savions !
Le secret de mon « abstention » est dans la lettre. « J'ai constaté, en écrivant mon roman que je ne savais pas assez ce dont je parlais », dis-tu ; – moi aussi, et j'attends. J'ai aussi conclu que la forme roman nous rapproche malgré nous de tous les cacographes qui en font.
J'attends tout simplement : 1° d'avoir quelque chose à dire ; 2° de savoir comment le dire. Je risque d'attendre longtemps.
En moi des tas de choses s'ébauchent, des tas de théories – sur Dieu, sur le Non-Dieu, sur la cruauté, sur l'union, sur la sensualité – sur tout – mais il faut que tout cela mûrisse, s'arrange ; si je dis quelque chose, il faut que cela n'ait pas traîné à tous mes rez-de-chaussée de journaux à un sou, quelque chose qui puisse aller toucher et baiser à l'âme ceux qui ont des âmes altérées, révoltées, cruelles, énervées, et ... souriantes comme la mienne. Sans cela ce n'est pas la peine.
J'ai le temps. Un homme n'a que quelques pages à écrire et il ne lui faut pour cela que quelques volumes.
Des gens ont écrit cent volumes, ils auraient autant dit en dix, quelquefois en aucun.
Je me fous de l'opinion littéraire ; seul m'importerait l'émotion de mes frères. De ceux pour qui on écrit sans les connaître.
J'ai essayé de me plier aux formes, j'ai commencé un roman, des contes. J'avais tort. Si je reprends un jour la plume,  lorsque j'aurai pensé un peu plus; j'écrirai tout droit devant moi, et si « le scandale arrive », tant pis.


Citée dans André Lebey, Jean de Tinan, Souvenirs et correspondance, H. Floury, 1922, p.157-159. 

vendredi 25 novembre 2011

Jean de Tinan & Jean Lorrain

Les relations qu'entretinrent Jean de Tinan et Jean Lorrain furent cordiales mais pas univoques. Lorrain était de vingt ans l'aîné de Tinan et occupait une place de choix dans le monde des arts et des lettres : il était notamment réputé pour les chroniques assassines qu'il publiait dans le Journal sous le titre de Pall-Mall Semaine. En ce sens, on pouvait difficilement renier son influence – et si Tinan le cita plusieurs fois dans ses propres articles, il n'hésitera pas non plus à lui demander de signaler dans ses chroniques un des ses ouvrages à paraître (par exemple L'Essai sur Cléo de Mérode considérée comme symbole populaire (1)). 

Parallèlement, si Jean de Tinan semble avoir eu des relations cordiales avec cette figure originale de la vie littéraire (Jean Lorrain mentionne notamment un dîner qu'il aura eu avec Tinan et La Jeunesse), il semble cependant avoir tenu à garder une part de son esthétique à distance. Ainsi André Lebey raconte-t-il dans ses souvenirs que Tinan ne prenait pas en si bonne part le fait que Lorrain ait parlé élogieusement d'un recueil de vers de son jeune ami : « Il est plein de talent, yes, ses Contes pour lire à la Chandelle – voilà un titre – dont une page épatante sur la jarretière d'une bonne, yes, yes, mais ... mais pour qu'il ait tant aimé ton livre, il faut qu'il se cache dedans quelque chose qui n'est pas bien, qui ne soit pas assez de nous (2) » – ...  avec toute la précaution qu'on peut prendre à rapporter du discours déjà rapporté ... 

Cette petite contextualisation posée, je vous invite à lire ce qu'écrivit Tinan au sujet du recueil Une Femme par jour de Jean Lorrain, publié en 1896 chez Borel. Il s'agit d'un passage de la Chronique du règne de Félix Faure, dont nous avons déjà cité ici l'ouverture. Citée en partie sur le site de Jean Lorrain (hors ligne à l'heure où nous écrivons ce message, espérons que le souci ne soit que passager !), la voici in extenso :



9 août.
Comme le Dieu unique, et surtout comme la triple Hécate, M. Jean Lorrain est triple. Il est l'observateur méchant et délicat de la Petite Classe où l'on effeuille aux grenouilles des fleurs d'orchidées, et il l'aime – il est le conteur moderniste, amoureux de l'épouvante des berges et des repaires – mais il demeure toujours le conteur légendaire amoureux des gracilités de princesses dans les parcs bleus des tapisseries, le poète luxueux de Brocéliande. Dans ce nouveau livre Une femme par jour – il semblerait bien que Jean Lorrain ne s'est pas « manifesté » que sous les deux premières ... je dirai « hypostases », nous n'entendrons pas les pages du seigneur Eros lui murmurer des histoires – dans les contre-allées du Bois, les Dryades ont des clients à un louis, le buggy de Messaline stationne aux carrefours de Suburre et ce sont des « sirènes sanguinolentes et pourries » qui chantent aux flaques d'eau des fortifes ... mais ce sont toujours des Sirènes ...
Ces femmes, Jean Lorrain nous les jette brusquement, brutalement même, en quelques attitudes. Certaine petite fille au cartable au pâle petit sourire troublé, est dessinée avec une habileté impitoyable et frissonnante ; et voici, plus loin,  « Une étrange et délicieuse sensation de fraîcheur a pénétré votre chair moite sous vos vêtements en désordre, une caresse humide et chaude, presque un effleurement, mais si vivace et pourtant si délicat qu'il devient presqu'une douleur, vous sollicite en un endroit précis : c'est inquiétant et c'est exquis, c'est comme l'enveloppement d'un calice de chair, mais d'une chair pulpeuse et juteuse de fruit, fleur de damnable volupté nocturne refermée sur votre chair à vous, et où tout votre être se fondrait, délicieusement englouti. » – cette page que j'offre aux amateurs. Et je l'ai citée, cette page, pour montrer comment Jean Lorrain considère toutes choses au point de vue de la sensation d'art. Il observe avec trop de précision pour ne pas y mêler un peu de sécheresse, impitoyablement (je vous l'ai déjà dit), – et l'idylle dont j'ai cité une phrase s'achève « Quarante sous. Oh t'ajouteras bien vingt ronds ... tu sais c'est pas du chiqué ! » – mais c'est en poète qu'il emploie son observation, toujours.
Sur ces berges de la Seine qu'il aime, Jean Lorrain a écrit de délicieux poèmes – et toutes ces nuits-ci, en errant par les quais déserts du Havre, de l'île Saint-François aux étranges rues d'Albanie, je comprenais, baigné de rêve moi-même, ces vraies transitions à la légende qu'il a dites dans ce Havre de Songe qui est dans Un Démoniaque.
C'est ce souci mixte de modernité grouillante, parée ou boueuse, et de poésie lointaine et ... damassée qui donne à l'oeuvre de Jean Lorrain cet aspect tentant d'iris cendré, de féérique fleur-du-mal, et ces Femmes du jour qu'il nous présente conservent le prestige d'être les héroïnes de ces contes merveilleux qu'il sait pétrir avec de l'épouvante, de la sensualité et du réel. 

(1) Il semble bien que cet essai ait été publié, mais l'on n'en a pas trouvé trace.
(2) André Lebey, Jean de Tinan, souvenirs et correspondance, Paris, H. Floury, 1922.

Le recueil en question de Jean Lorrain est numérisé sur Gallica.

mardi 22 novembre 2011

Argument d'un roman à paraître sous le titre de "Nos pauvres jalousies"

En 1896, Jean de Tinan envoya à Maurice Magre l'argument d'un de ses multiples "romans à paraître" : parmi ces arguments, bien peu menèrent à une œuvre achevée ou à une publication. Celui-ci ne fit pas exception, et il ne semble pas que Tinan ait poursuivi ce projet. Demeure cet argument fantôme, publié dans L'Effort, revue toulousaine de littérature :

Puisque que nous sommes tout de même, l'un et l'autre, tous deux ensemble devant ce paysage triste dans le vent d'arbres dépouillés et d'eau verte, il faut, il faut que malgré ce passé, nous admettions un avenir.
Lorsque, par ce froid soleil d'hiver, nous marchons le long du canal, appuyés, sous le même manteau qui nous enveloppe, nous traînons un fardeau plus lourd que celui qui, d'écluses en écluses, fatigue les cheveux de halage tendus sous les claquements des fouets.
Le soir, lorsque nos baisers se hâtent comme s'ils avaient peur de se trouver amers, il semble toujours que l'un de nous va s'épandre en sanglots pour que l'autre aussi n'étouffe plus ...
Sangloter et gémir et puis s'endormir très près. Car ce n'est pas toute cette luxure qui nous guérira, et il faudra même, lorsque nos regards seront réconciliés, que nos pauvres corps recommencent leur amour depuis le commencement de nos sourires, pour qu'il n'y ait plus, dans leur volupté, d'autres caresses que les leurs ...

*
*      *

On n'oublie rien, et ceux qui disent : «  J’ai oublié » mentent ; on ne pardonne pas non plus : on accepte. Il faut que notre avenir accepte notre passé.
Mais, pour cela, ce passé, ce passé banal et douloureux dont nos mémoires nous jettent à tout instant des lambeaux torturants et déformés, je voudrais le dresser devant nous, entier, réel, et simple, – je voudrais que nous osions l'affronter ...
L'affronter avec confiance. Et puisque nous nous aimons toujours, puisque survit en nous cet inassouvissable et ardent désir d'être chacun tout entier tout l'un pour l'autre en une étreinte vivante de ton charme et de mon art, – il faudra bien que nous triomphions.
Nous triompherons de notre passé. J'écrirai notre roman. Tu le liras un soir, – malgré les sécheresses, les tristes ironies, les lyrismes maladroits ou menteurs ; – tu le liras, comme je l'aurai écrit, le mieux possible ... le plus sincèrement possible ...
Nous aurons, ce soir-là, de nouvelles fiançailles ...
Nous marcherons encore du même geste, ton épaule glissée sous mon bras? Nous toucherons aux mêmes fleurs. Je respirerai ta douceur de femme. Et, ce soir-là, – tu oseras de nouveau être sensuelle ... 

L'Effort, n°7, 1896, p. 229.

lundi 21 novembre 2011

Un poème inédit de Pierre de Régnier dédié à Raoul de Vallonges

Pierre de Régnier, dit Tigre, est officiellement le fils de Marie et d'Henri de Régnier, officieusement celui de Marie de Régnier et de Pierre Louÿs. Il est né le 8 septembre 1898, à quelques semaines de la mort de Jean de Tinan. Journaliste et noctambule, écrivain des années folles, il mentionne plusieurs fois l’œuvre de Tinan dans ses propres livres. Parmi ses écrits, l'on trouve un étrange poème dédié à Raoul de Vallonges (double romanesque de Tinan). Écrit sur du papier à entête du Weber, le poème s'étend sur cinq feuillets. Sur un enveloppe, un envoi à Aimienne, personnage du roman éponyme de Tinan - et le tout semble constituer une étrange lettre à personne, qu'il est impossible d'envoyer. Le document se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal :

Sur l'enveloppe

Je suis tellement seul qu'il a fallu, ce soir
Que je vienne
Ici, pour y rêver, sous l'ombre d'un espoir,
A Aimienne ...

Elle avait quatorze ans en quatre vingts-dix sept ...


Les cinq feuillets

Je pense à vous ce soir, chez Raoul de Vallonges
Car j'écris à la table où vous avez rêvé
Et l'avenir qui fuit, le passé qui s'allonge
Rendront plus doux mon rêve où je vous ai trouvé.

Et si je pense à vous, seul sur cette banquette
Où vos contemporains ont posé leurs séants
C'est que ma solitude impitoyable et nette
M'a fait voir la puissance immense du néant.

Raoul, vous êtes mort l'année de ma naissance
Et pourtant, c'est bien vous que j'ai le plus aimé
Vous étiez la jeunesse et puis l'insouciance
Et vous avez toujours, sans vieillir, su charmer ;

Raoul, vous êtes morts, et vous aviez mon âge
Raoul, vous étiez jeunes et vous l'êtes resté
Moi, je ne suis pas mort, mais je tourne la page
De l'amour impossible à la réalité.

Penses-tu réussir, mon cher Raoul ! Aimienne
Fut trois ou quatre jours d'amour inassouvi
J'ai le temps de vieillir, Raoul, avant que vienne
La réussit de ce que j'aurai suivi ...

Et quand je vous relis, mon frère d'un autre âge
Je me confie à vous, qui seul, me comprendrez
Je pleure tout mon désespoir entre vos pages
Et peut-être qu'un jour, vous me consolerez ...

Le restaurant Weber ! Vingt-et-un, rue Royale ...
Vingt-et-un et même vingt-trois ! Dieux, que c'est vieux !
Je suis là, survivant d'une époque ancestrale
Espérant voir toujours ce qu'ont pu voir vos yeux ...

Je pense aux petits bleus de Gérard de Kerante
Qu'il écrivit à la terrasse ... à vos amours
Pour Odette Laurent, ou votre cœur en pente
A pensé reposer un peu plus de huit jours

Et les oeufs brouillés de Pierre Lionel Sylvande !
Jeanne, et Blanche-Marcelle ! Et Flossie aux yeux verts !
Raoul, restez ici ce soir ... Je vous demande
De calmer des désirs que l'on croirait pervers ...

Raoul, je suis tout seul, et personne ne m'aime
Raoul, je me cramponne à de vieux souvenirs ;
Raoul, je veux aimer, Raoul, je veux Aimienne
Ou bien n'importe qui ... - Penses-tu réussir !

Rien ne viendra troubler mon rêve taciturne
Vous ne fûtes jamais aussi sec que je suis
Et pourtant je suis plein de désespoirs nocturnes
Je cherche comme vous l'amour ... l'amour qui fuit

Et voilà donc pourquoi cette nuit qui s'allonge
S'adoucira sans doute au troublant souvenit
Des premières amours de Raoul de Vallonges, - 
- Comme seule une nuit d'été peut s'adoucir ...

Weber, Lundi 23 juin 1924
minuit moins vingt.

mardi 15 novembre 2011

Les Vengeurs de Parsifal

La collaboration de Jean de Tinan avec La Presse prit essentiellement deux visages : il y tint la « Chronique du Boulevard » de septembre 1897 à mars 1898 et participa à La Guirlande de Célimène, « fantaisie épistolaire » à trois mains – nous aurons sans doute l'occasion d'en reparler. A cela s'ajoutent cependant quelques articles occasionnels, publiés sous le pseudonyme des frères Barrisson (les sœurs Barrison étant des artistes de music-hall). Nous vous en proposons un exemple :


 Les Vengeurs de Parsifal
Chaque année, vers la fin d'août, cette petite polémique recommence, avec une touchante régularité et le long des mêmes ornières ...
Nietzsche contre Wagner ! Wagner contre Nietzsche ?
*    *
*
Un chroniqueur attache le grelot. Quelquefois, il est mal au courant des chronologies ..., mais il remplace cette lacune par une certain énergie de langage.
- Nietzsche fait sous lui ... il a admiré Wagner tant qu'il n'a pas été gâteux ... puis il s'est mis à baver dessus ...
Un second chroniqueur objecte poliment :
- Délicate argumentation. Mais si vous daignez comparer les dates, vous verrez que Nietzsche écrivait ses pages les plus lucides et les plus nettement indépendantes une douzaine d'années après avoir dénoncé Wagner ...
- Et c'est un procédé bien inférieur, intervient un troisième chroniqueur que de contester la sincérité d'un homme parce que, douze ans plus tard, il est devenu « malade » par excès de travail ...
- Jalousie ... ! Nietzsche était jaloux et humilié ...
 - Jaloux ! Nietzsche ! Humilié ! Il écrivait à peu près : « J'ai donné à l'Allemagne son plus immense penseur ! » ce n'est peut-être pas très modeste, mais ...
- D'ailleurs il eût été jaloux, bien à l'avance, des futures adulations des dernières années de Wagner.
- Alors c'est par anticléricalisme ...
- Eh mais ! Pensez-vous que les veules et imbéciles attitudes de Parsifal soient pour plaire à tout le monde ?
- Mais il y a des causes plus générales et plus profondes, et on vous les a dites cent fois : Nietzsche admira Wagner partout où Wagner s'est « mis lui-même en musique », et il espère beaucoup de lui, mais, lorsque Wagner voulut créer une émotion musicale nouvelle, reflet, pour ainsi dire, d'une métaphysique, Nietzsche s'aperçut que cette métaphysique allait à nier la vie dont lui, Nietzsche, adorait la plénitude : il vit Wagner apôtre de la chasteté, Wagner rédempteur, Wagner antisémite, Wagner-Parsifal, Wagner chrétien, Wagner, selon lui, Nietzsche, « malsain ». Et vous vous étonnez qu'il s'en soit détaché ! 
*    *
*
Ce qui est admirable, c'est qu'il en ait eu le courage, c'est qu'il ait assumé cette désillusion, qu'il ait été à ce point, combien qu'il dût en souffrir, libéré de tout « snobisme » qu'il ait été si fidèle à son idéal dyonisiaque ...
Ce n'est pas Nietzsche qui a « lâché » Wagner. C'est Wagner, indécis, faible, qui a titubé jusqu'à s'effondrer «sénile » devant la croix chrétienne, dans l'idéalisme le plus mesquin, un idéalisme d'attitudes, la musique et le drame lui-même n'étant plus que les accessoires de marionnettes « émouvantes » ...
C'est Wagner qui a « failli » ... Lui, le musicien incomparable des misères intimes et des glissements de l'âme, l'Orphée des petites émotions, a rêvé noble ambition peut-être des fresques grandioses, et il a abouti à Parsifal ..., l'œuvre malsaine, l'œuvre de Wagner vaincu, retourné à l'idéal obscurantiste, morbide ... chrétien. Nietzsche n'était pas vaincu, lui. Il a été dans la logique de sa vie, il a été dans son devoir en écrivant : « Je méprise quiconque ne ressent pas Parsifal comme un attentat contre la morale ... »
Contre la morale des « Zarathustra » qui n'est pas celle « des masses, des impubères, des blasés, des malades ... des wagnériens ! »
*    *
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Nietzsche est « mort intellectuellement ». les chroniqueurs ont beau jeu à l'appeler gâteux et, lorsque Henri Albert nous aura donné (enfin !) les traductions que nous attendons, lorsqu'on aura pu juger un peu mieux cet esprit inégal, éblouissant, abyssal, qui est celui de Nietzsche ... eh bien ! il n'y aura rien de changé.
Et l'on verra – tant que sévira le Parsifalisme aigu – chaque mois d'août des chroniqueurs s'en prendre à la « moelle détériorée » de Friedrich Nietzsche, et, toujours sans prendre garde aux dates, – venger Parsifal ! ...


Publié dans La Presse, le 1er septembre 1897, sous le pseudonyme « Les Frères Barrison »

lundi 14 novembre 2011

Un hommage tardif mais sincère

Je fais suite aux articles de L'Alamblog, des Âmes d'Atala, du Visage vert, des Fééries intérieures et du Blog Han Ryner pour adresser un hommage, aussi modeste soit-il, à Bruno Leclercq

Si j'ai eu la vocation d'ouvrir un blog sur Jean de Tinan, si j'ai voulu découvrir plus avant la littérature fin-de-siècle, c'est en partie à lui que je le dois. C'est grâce à lui que j'ai commencé mes recherches autour de ces thèmes, grâce à lui que j'ai approfondi et développé en passion ce qui n'était qu'une fascination légère d'étudiante, grâce à lui enfin que j'ai pu découvrir la prose Rémy de Gourmont. Pour tout cela, j'ai voulu poser ma petite fleur dans le bouquet des hommages venus des blogs finiséculaires une petite fleur de jeune et maladroite reconnaissance.


Un mot d'Octave Uzanne sur Jean de Tinan

Dans L’Écho de Paris, Octave Uzanne publiait sous le pseudonyme de La Cagoule de petites chroniques littéraires, évoquant les personnages du temps et les œuvres qui viennent. Comme on fait souvent, il publie ensemble ces articles dans Visions de notre heure, choses et gens qui passent, notations d'art de littérature & de vie pittoresque, paru chez Floury en 1899. On y trouve une évocation mélancolique d'un Jean de Tinan trop tôt disparu :


~ * ~

19 novembre 1898 
Jean de Tinan. Silhouette de souvenir

Pourquoi faut-il que non seulement nous avons à pleurer le subit départ de nos aînés, à saigner de la disparition de nos contemporains, mais encore à incliner nos regrets vers ceux qui poussaient à peine et que nous regardions grandir sur un fond d'espérance ? – Le pauvre Jean de Tinan s'en est allé, tout jeune et palpitant, emportant avec soi, comme eût dit Balzac, toutes ses illusions, s'envelissant, comme un roi d'Orient, avec les pierreries, les trésors, la fortune humaine que thésaurise la jeunesse. – Nous ne lirons plus dans le Mercure ses fantaisie capricantes sur les Cirques, Concerts et cabarets (1), ni ses livres ingénieux, alors qu'un peu hâtifs, où il exprimait en d'originales formules quelques unes de ses visions nouvelles de la génération en marche.

Je revois ce grand garçon, long, mince, au visage pâle, souriant d'une façon constante, mais d'un sourire accentué de mélancolie ; je le revois sous le feutre mou dont il ombrageait son chef avec ses beaux yeux noirs enquêteurs et inquiets devant lesquels, comme de funèbres papillons, devaient tournoyer des feuilles mortes, présage de ses brèves destinées !

Que de beaux titres de livres il nous ravit jalousement ! – Il avait le génie des titres étranges, amusants et non sans logique. Il montrait un dandysme très personnel : il eût créé un smart à part dans la littérature de demain.

~ * ~

(1) La chronique que Tinan tint au Mercure s'intitulait « Cirques, cabarets, concerts »
Il la tint pendant un an : de novembre 1897 jusqu'à sa mort, en novembre 1898.

Octave Uzanne, Visions de notre heure, H. Floury, 1899, p. 250-251.

mardi 28 juin 2011

Chronique de circonstance

« Chronique du règne de Félix Faure » fut publiée dans Le Centaure (volume deux) en décembre 1896 (p. 119-156). Ecrite pendant l'été, elle s'ouvre par une « Parade » drolatique, qui aura peut-être la chance de vous faire sourire, en ces journées décidément trop chaudes :



Parade.


MESDAMES ET MESSIEURS !  – 32° à l’ombre ! – Je n’aurais pas mieux demandé que de vous fournir ici une « chronique » remarquablement remarquable, mais … 32° à l’ombre ! Que puis-je faire ! Le gruyère sanglote – « sunt lacrymae rerum », pieusement fidèle aux intentions de Tœpffer, « Monsieur Vieux-Bois change de linge » ; il convient de dégonfler prudemment les pneumatiques chauds des bicyclettes, et ce n’est certainement pas ce soir que le bel Alfred de Vigny pourra cesser de rêver à « la chaleur du sein » – 32° à l’ombre ! Mon répétiteur de physique nous la resservait tous les ans : « La température abuse de la permission d’être ambiante ». « Ah ! s’écriait un personnage de Labiche, ce n’est pas pour me vanter, mais il fait bigrement chaud aujourd’hui ! »

Mesdames et Messieurs ! – voici sur ces fiches consciencieusement prises au soir le soir, des « notes » à la fois nombreuses et choisies. 

Il ne tiendrait qu’à moi, discernant savamment parmi la Futilité-des-Apparences, sélectant parmi tous les petits Faits divers ceux qui sont le Germe-Fécond des Choses-à-venir et ceux qui sont le Clair-Symbole des Choses-Passées pour les présenter – (Encore vingt centimes sur le tapis, s’il vous plaît, Messieurs et dames, et l’on commence !) – pour les présenter, dis-je, « sous un angle – d’Éternité ». Il ne tiendrait qu’à moi, reprenant l’histoire de ces trois mois écoulés, « fugit irreparabile tempus ! », de vous faire voir, en une Synthèse éclatante et ferme, le suggestif résumé des anciennes Évolutions de notre Humanité se mêler aux Promesses Vermeilles de ces Évolutions Futures … – (Plus que cinq centimes, du courage à la poche ! – Merci Madame ! N’en jetez plus, la cour est pleine !) – pour que la Leçon des Événements nous soit la Garantie- de- l’Avenir … 

Voilà comment que je la comprends, moi, la « Chronique Trimestrielle », c’est bien simple – mais … 

Mesdames et Messieurs ! J’ai trop chaud. Tant pis si l’on me gronde … Je vais vous servir quelques unes de mes petites notes « nature », et, s’il me faut une excuse, je l’emprunterai au Paludes d’André Gide : « Des notes ! oh lisez-les ! car c’est le plus amusant ; on y voit bien mieux ce que l’auteur veut dire … »

C’est la grâce que je me souhaite !

samedi 18 juin 2011

Bibliographie des oeuvres de Jean de Tinan

Les titres suivis d'une étoile sont disponibles en ligne sous diverses formes. Consulter la page des Œuvres consultables en ligne.


  • Un document sur l’impuissance d’aimer, récit. Paris, L’Art indépendant, 1894 (rééd. Edouard Joseph 1920)
  • Annotation sentimentale, essai, Paris, Éditions du Sagittaire, 1921. Initialement publié au Mercure de France, mars 1895, p. 272-282) *
  • Érythrée, conte, Paris, Mercure de France, 1896. (réédition tronquée, Edouard-Joseph, 1920) *
  • Maîtresse d'esthètes, sous le nom de Willy, Paris, Simonis Empis, 1897 (réédition Champs Vallon, 1998)
  •  Penses-tu réussir !, roman. Paris, Mercure de France, 1897 (réédition Au Sans Pareil 1921 ; Mercure de France, 1922, 1926 ; Robert Laffont, 1999 ; La Petite Vermillon, 2003) *
  • L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, roman. Paris, Mercure de France, 1898 (rééd. Bruxelles, Édition de la Chimère, 1921 et Paris, Mercure de France 1923) *
  • Un vilain Monsieur !, sous pseudonyme (Willy), H. Simonis Empis, 1898. 
  • Aimienne ou le détournement de mineure, roman. Mercure de France, 1899 (rééd. Editions du Sagittaire, 1922 et Mercure de France, 1923.) Initialement publié en feuilletons au Mercure de France, février, mars et avril 1899. *
  • Noctambulismes, préf. de F. Carco, Ronald David, 1921. Initialement chronique « Cirques, cabarets, concerts », tenue au Mercure de France de novembre 1897 à novembre 1898.
  • Œuvres Complètes [sic], éd. et prés. par Hubert Juin, Union Générale d'éditions, coll. 10-18, 1980 (t. 1 : Penses-tu réussir !, Un document sur l’impuissance d’aimer et Chronique du règne de Félix Faure ; t. 2 : Aimienne, l’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse et Noctambulismes).
  •  Lettres inédites à André Lebey, édition par Jean-Paul Goujon, Dolhain (Belgique), éditions Compléments, 1984. 
  • Lettre à Pierre Louÿs (23 Février 1897), coll. « Lettres d’écrivains », Reims, éditions A L’Ecart, 1984. 
  • Correspondance inédite, édité et présenté par Jean-Paul Goujon, Tusson, Éditions du Lérot, 2005. 


    mercredi 11 mai 2011

    Scène de la vie de Bohème : Le Métier de poète

    Paru dans la « Chronique du Boulevard »
    que Jean de Tinan tint sporadiquement dans 
    La Presse du 15 septembre au 12 décembre 1897.


    En 1897, un poète d'origine provinciale, René de la Villoyo, est retrouvé mort chez lui, empoisonné au cyanure. Cette victime de la bohème défraye la chronique des milieux lettrés : ses vers sont lus avec plus d'intérêt que jamais par certains, d'autres l'éreintent pour son geste ridicule. Jean de Tinan livre à son tour un article, pour La Presse, plein d'ironie et glissant presque, parfois, vers un simili-art poétique.

    ~ * ~


    Le Métier de poète

    C'est presque une note marginale à Mürger. C'est un suicide d'actualité.
    Un jeune homme, malgré sa famille - naturellement ! et combien elle avait raison la famille ! - abandonne ses études de médecine, essaye du journalisme, le quitte, se voit « couper les vivres », va voir des directeurs de théâtres qui le prient de repasser et des éditeurs qui lui conseillent de leur apporter « autre chose ». La gêne augmente ; il écrit à un parent riche, ça ne réussit pas : il doit deux termes - il y a toujours une femme qui vous quitte aux moments où l'on voudrait ne pas être quitté ! Alors il réunit des notes pour un article sur le Droit au suicide, et classe ses poèmes.
    De l'or plus blond que tes cheveux,
    De l'or plus clair que tes yeux.

    Et puis, au lieu d'écrire son article sur le suicide, il s'y met lui-même en conclusion ; il se couche sur son lit, avale une fiole de cyanure du potassium ; trois jours après on le trouve - jam fœtet - et puis voilà. Ses camarades de brasserie disent que c'était un charmant garçon. Il buvait l'apéritif, disent-ils, comme personne ... pour n'aller peut-être pas sîner après. - Et ses poèmes ? ... Mon Dieu, ils n'ont pas l'air d'y attacher beaucoup d'importance, aux poèmes, les camarades ... Il y a quatre cent mille poètes en France, vous savez ... eux d'abord ...
    C'est pourtant de ses poèmes que R. de la Villoyo est mort. 

    *
    *      *

    Ah ! certes, s'il est un droit que j'admette, c'est le droit au suicide. Je pense même que, si l'on y songeait bien, on s'étonnerait de l'entêtement que l'on met à vivre alors que se présentent à vous, chaque jour, tant d'excellents prétextes d'aller dormir pour de bon : puisque pour la plupart de nous (progrès de la science ! progrès de la science !), le monologue du jeune Hamlet n'est que de la littérature.
    J'admets que l'on s'en aille par bonheur fini - parce qu'on n'a pas le courage, par exemple, de ne plus voir une chère petite tête près de la vôtre sur l'oreille, parce que c'est trop que recommencer l'effort terrible lorsque l'on a réussi une fois, que l'on étouffe et que l'on veut se reposer. J'admets que l'on s'en aille pour ne plus être gêné par son corps malade et usé - et il n'y a pas besoin d'avoir lu le Phédon pour cela. J'admets presque que l'on s'en aille pour affaires. - M. Clément doit venir perquisitionner chez vous demain matin ... on a joué une partie en se mettant soi-même en jeu contre une poignée de scrupules laissés ... on est beau joueur, on paye. J'admets, si vous voulez, que l'on se tue par métaphysique ... pour aller voir - c'est un joli mysticisme - et j'admets même que l'on se tue pour rien ... parce que « il pleut trop ».
     Mais il ne faudrait pas mourir parce que les vers ne se vendent pas ... Et je crois bien que c'est pour cela que La Villoyo est mort.
    *
    *      *

    Il a cru que faire des vers c'était un métier. Il s'est trompé. Il y a de sots métiers ; et celui-là n'en est pas un.
    Il a été dupe de son propre lyrisme - et je songe que d'autres seront dupes demain du leur, et cela me désole ; que d'autres auront une âme plus grande que leur ventre dans leurs pauvres yeux de visionnaires paresseux ; que d'autres briseront contre un azur implacable leurs grandes ailes maladroites ; que d'autres deviendront misérables dans leur rêve et ne sauront pas lui échapper.
    Poète ! Ah ! Ils sont poètes ! - et voici qu'ils en meurent avec un désespoir un peu fier, près de leurs citations de Caton ou de Montaigne et de leur cahier de petits vers inédits. Comment leur dire sans cruauté, à ces pauvres enfants fous, que la poésie ne doit pas demeurer à côté de la vie et y mourir - qu'ils ont failli à leur devoir, qui était de créer à leur chère poésie une vie large et saine pour qu'elle s'y développe en beauté, comme leur devoir serait d'entourer de la même vie laborieuse et loyale la chère tendresse qui se donnerait à eux ...
    Mais non - ils trainent des espoirs aveulis, ils voudraient en vivre ... ils sont - non ... ils voudraient être ! - les entretenus de leurs rêves, de leurs petits rêves un peu rythmés, de leurs petites chansons fatales - et ils sont sincères. Ils ne voient pas quelles volontés courageuses d'infatigable forgeron il a fallu à ceux-là dont ils disent entre une absinthe-sucre et un amer curaçao : - « Il gagne de l'argent que c'en est dégoûtant ». Et leurs imaginations marchent ... hélas ! L'imagination est une forme décorative du vide. Leurs petites chansons leur apparaissent flottantes et grandes ... Leur petit travail n'a-t-il pas été acharné ... Ah ! la vie est injuste pour eux ! Et ils trouveront bien quelques vraies injustices où aiguiser les leurs.
    Alors, un jour qu'ils doivent deux termes, ils iront
    ... Ridiculement se pendre au réverbère
    et l'on aura tout de même bien pitié d'eux. 


     La Presse, « Chronique du Boulevard : Le Métier de poète », 5 octobre 1897.

     ~  Un commentaire de Remy de Gourmont dans