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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

mardi 15 novembre 2011

Les Vengeurs de Parsifal

La collaboration de Jean de Tinan avec La Presse prit essentiellement deux visages : il y tint la « Chronique du Boulevard » de septembre 1897 à mars 1898 et participa à La Guirlande de Célimène, « fantaisie épistolaire » à trois mains – nous aurons sans doute l'occasion d'en reparler. A cela s'ajoutent cependant quelques articles occasionnels, publiés sous le pseudonyme des frères Barrisson (les sœurs Barrison étant des artistes de music-hall). Nous vous en proposons un exemple :


 Les Vengeurs de Parsifal
Chaque année, vers la fin d'août, cette petite polémique recommence, avec une touchante régularité et le long des mêmes ornières ...
Nietzsche contre Wagner ! Wagner contre Nietzsche ?
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Un chroniqueur attache le grelot. Quelquefois, il est mal au courant des chronologies ..., mais il remplace cette lacune par une certain énergie de langage.
- Nietzsche fait sous lui ... il a admiré Wagner tant qu'il n'a pas été gâteux ... puis il s'est mis à baver dessus ...
Un second chroniqueur objecte poliment :
- Délicate argumentation. Mais si vous daignez comparer les dates, vous verrez que Nietzsche écrivait ses pages les plus lucides et les plus nettement indépendantes une douzaine d'années après avoir dénoncé Wagner ...
- Et c'est un procédé bien inférieur, intervient un troisième chroniqueur que de contester la sincérité d'un homme parce que, douze ans plus tard, il est devenu « malade » par excès de travail ...
- Jalousie ... ! Nietzsche était jaloux et humilié ...
 - Jaloux ! Nietzsche ! Humilié ! Il écrivait à peu près : « J'ai donné à l'Allemagne son plus immense penseur ! » ce n'est peut-être pas très modeste, mais ...
- D'ailleurs il eût été jaloux, bien à l'avance, des futures adulations des dernières années de Wagner.
- Alors c'est par anticléricalisme ...
- Eh mais ! Pensez-vous que les veules et imbéciles attitudes de Parsifal soient pour plaire à tout le monde ?
- Mais il y a des causes plus générales et plus profondes, et on vous les a dites cent fois : Nietzsche admira Wagner partout où Wagner s'est « mis lui-même en musique », et il espère beaucoup de lui, mais, lorsque Wagner voulut créer une émotion musicale nouvelle, reflet, pour ainsi dire, d'une métaphysique, Nietzsche s'aperçut que cette métaphysique allait à nier la vie dont lui, Nietzsche, adorait la plénitude : il vit Wagner apôtre de la chasteté, Wagner rédempteur, Wagner antisémite, Wagner-Parsifal, Wagner chrétien, Wagner, selon lui, Nietzsche, « malsain ». Et vous vous étonnez qu'il s'en soit détaché ! 
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Ce qui est admirable, c'est qu'il en ait eu le courage, c'est qu'il ait assumé cette désillusion, qu'il ait été à ce point, combien qu'il dût en souffrir, libéré de tout « snobisme » qu'il ait été si fidèle à son idéal dyonisiaque ...
Ce n'est pas Nietzsche qui a « lâché » Wagner. C'est Wagner, indécis, faible, qui a titubé jusqu'à s'effondrer «sénile » devant la croix chrétienne, dans l'idéalisme le plus mesquin, un idéalisme d'attitudes, la musique et le drame lui-même n'étant plus que les accessoires de marionnettes « émouvantes » ...
C'est Wagner qui a « failli » ... Lui, le musicien incomparable des misères intimes et des glissements de l'âme, l'Orphée des petites émotions, a rêvé noble ambition peut-être des fresques grandioses, et il a abouti à Parsifal ..., l'œuvre malsaine, l'œuvre de Wagner vaincu, retourné à l'idéal obscurantiste, morbide ... chrétien. Nietzsche n'était pas vaincu, lui. Il a été dans la logique de sa vie, il a été dans son devoir en écrivant : « Je méprise quiconque ne ressent pas Parsifal comme un attentat contre la morale ... »
Contre la morale des « Zarathustra » qui n'est pas celle « des masses, des impubères, des blasés, des malades ... des wagnériens ! »
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Nietzsche est « mort intellectuellement ». les chroniqueurs ont beau jeu à l'appeler gâteux et, lorsque Henri Albert nous aura donné (enfin !) les traductions que nous attendons, lorsqu'on aura pu juger un peu mieux cet esprit inégal, éblouissant, abyssal, qui est celui de Nietzsche ... eh bien ! il n'y aura rien de changé.
Et l'on verra – tant que sévira le Parsifalisme aigu – chaque mois d'août des chroniqueurs s'en prendre à la « moelle détériorée » de Friedrich Nietzsche, et, toujours sans prendre garde aux dates, – venger Parsifal ! ...


Publié dans La Presse, le 1er septembre 1897, sous le pseudonyme « Les Frères Barrison »

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