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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

vendredi 25 novembre 2011

Jean de Tinan & Jean Lorrain

Les relations qu'entretinrent Jean de Tinan et Jean Lorrain furent cordiales mais pas univoques. Lorrain était de vingt ans l'aîné de Tinan et occupait une place de choix dans le monde des arts et des lettres : il était notamment réputé pour les chroniques assassines qu'il publiait dans le Journal sous le titre de Pall-Mall Semaine. En ce sens, on pouvait difficilement renier son influence – et si Tinan le cita plusieurs fois dans ses propres articles, il n'hésitera pas non plus à lui demander de signaler dans ses chroniques un des ses ouvrages à paraître (par exemple L'Essai sur Cléo de Mérode considérée comme symbole populaire (1)). 

Parallèlement, si Jean de Tinan semble avoir eu des relations cordiales avec cette figure originale de la vie littéraire (Jean Lorrain mentionne notamment un dîner qu'il aura eu avec Tinan et La Jeunesse), il semble cependant avoir tenu à garder une part de son esthétique à distance. Ainsi André Lebey raconte-t-il dans ses souvenirs que Tinan ne prenait pas en si bonne part le fait que Lorrain ait parlé élogieusement d'un recueil de vers de son jeune ami : « Il est plein de talent, yes, ses Contes pour lire à la Chandelle – voilà un titre – dont une page épatante sur la jarretière d'une bonne, yes, yes, mais ... mais pour qu'il ait tant aimé ton livre, il faut qu'il se cache dedans quelque chose qui n'est pas bien, qui ne soit pas assez de nous (2) » – ...  avec toute la précaution qu'on peut prendre à rapporter du discours déjà rapporté ... 

Cette petite contextualisation posée, je vous invite à lire ce qu'écrivit Tinan au sujet du recueil Une Femme par jour de Jean Lorrain, publié en 1896 chez Borel. Il s'agit d'un passage de la Chronique du règne de Félix Faure, dont nous avons déjà cité ici l'ouverture. Citée en partie sur le site de Jean Lorrain (hors ligne à l'heure où nous écrivons ce message, espérons que le souci ne soit que passager !), la voici in extenso :



9 août.
Comme le Dieu unique, et surtout comme la triple Hécate, M. Jean Lorrain est triple. Il est l'observateur méchant et délicat de la Petite Classe où l'on effeuille aux grenouilles des fleurs d'orchidées, et il l'aime – il est le conteur moderniste, amoureux de l'épouvante des berges et des repaires – mais il demeure toujours le conteur légendaire amoureux des gracilités de princesses dans les parcs bleus des tapisseries, le poète luxueux de Brocéliande. Dans ce nouveau livre Une femme par jour – il semblerait bien que Jean Lorrain ne s'est pas « manifesté » que sous les deux premières ... je dirai « hypostases », nous n'entendrons pas les pages du seigneur Eros lui murmurer des histoires – dans les contre-allées du Bois, les Dryades ont des clients à un louis, le buggy de Messaline stationne aux carrefours de Suburre et ce sont des « sirènes sanguinolentes et pourries » qui chantent aux flaques d'eau des fortifes ... mais ce sont toujours des Sirènes ...
Ces femmes, Jean Lorrain nous les jette brusquement, brutalement même, en quelques attitudes. Certaine petite fille au cartable au pâle petit sourire troublé, est dessinée avec une habileté impitoyable et frissonnante ; et voici, plus loin,  « Une étrange et délicieuse sensation de fraîcheur a pénétré votre chair moite sous vos vêtements en désordre, une caresse humide et chaude, presque un effleurement, mais si vivace et pourtant si délicat qu'il devient presqu'une douleur, vous sollicite en un endroit précis : c'est inquiétant et c'est exquis, c'est comme l'enveloppement d'un calice de chair, mais d'une chair pulpeuse et juteuse de fruit, fleur de damnable volupté nocturne refermée sur votre chair à vous, et où tout votre être se fondrait, délicieusement englouti. » – cette page que j'offre aux amateurs. Et je l'ai citée, cette page, pour montrer comment Jean Lorrain considère toutes choses au point de vue de la sensation d'art. Il observe avec trop de précision pour ne pas y mêler un peu de sécheresse, impitoyablement (je vous l'ai déjà dit), – et l'idylle dont j'ai cité une phrase s'achève « Quarante sous. Oh t'ajouteras bien vingt ronds ... tu sais c'est pas du chiqué ! » – mais c'est en poète qu'il emploie son observation, toujours.
Sur ces berges de la Seine qu'il aime, Jean Lorrain a écrit de délicieux poèmes – et toutes ces nuits-ci, en errant par les quais déserts du Havre, de l'île Saint-François aux étranges rues d'Albanie, je comprenais, baigné de rêve moi-même, ces vraies transitions à la légende qu'il a dites dans ce Havre de Songe qui est dans Un Démoniaque.
C'est ce souci mixte de modernité grouillante, parée ou boueuse, et de poésie lointaine et ... damassée qui donne à l'oeuvre de Jean Lorrain cet aspect tentant d'iris cendré, de féérique fleur-du-mal, et ces Femmes du jour qu'il nous présente conservent le prestige d'être les héroïnes de ces contes merveilleux qu'il sait pétrir avec de l'épouvante, de la sensualité et du réel. 

(1) Il semble bien que cet essai ait été publié, mais l'on n'en a pas trouvé trace.
(2) André Lebey, Jean de Tinan, souvenirs et correspondance, Paris, H. Floury, 1922.

Le recueil en question de Jean Lorrain est numérisé sur Gallica.

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