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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

lundi 1 avril 2013

« Je suis le plus admirable, parfait et complet type de RATÉ que je connaisse », Lettre à André Lebey, 2 juillet 1895

Nous tirons cette lettre de jeunesse du livre d'André Lebey consacré à Tinan. Vraisemblablement composée à Jumièges, où Tinan séjourna pendant l'été avant de partir pour Honfleur passer quelques temps avec Phanette, une jeune femme entretenue. A force de se promener « dans ces allées parées du souvenir de ses gestes », il repense à Edith, son amour malheureux de 1893 qui inspirera la Flossie de Penses-tu réussir ! La lettre, qui fait partie d'un ensemble de trois lettres écrites à Jumièges autour du même thème, représente un des moments de crise que Tinan décrit ensuite chez son personnage Raoul de Vallonges. Si elle n'est pas représentative du ton plus léger et moins élégiaque de ses œuvres, cette lettre est un curieux témoignage du rapport de Tinan à l'écriture et à lui-même. Nous publierons sans doute les deux autres lettres sur le sujet, afin de reconstituer l'ensemble.

Félicien Rops, frontispice d'Un document sur l'impuissance d'aimer
 2 juillet 1895

Je crois que tu ne saurais assez te féliciter d'avoir un objectif unique. Tu connais moins que moi l'« état d’âme » de se dire : De ces trois ou quatre voies d'activité qui me sont ouvertes (ou entr'ouvertes), laquelle choisir ? On ne choisit pas, on va de l'une à l'autre, on perd son temps... Et c'est pourquoi jamais je ne pense rien de convenable : j'aurai du moins la consolation de ne m'être pas trop ennuyé, et les résultats pratiques de cela n'ont plus d'importance pour moi.
Voilà pourquoi je rapporterai de Jumièges : 1° un roman à peu près fini qui serait bien s'il existait, mais qui demeurera éternellement à l'état d'ébauche ; 2° des notes d'embryologie spéciale incomplète ; 3° les souvenirs d'un joli flirt qui aurait pu être un joli amour mais qui demeurera ébauche. Je suis, mon cher André, le plus admirable, parfait et complet (enfin !) type de RATÉ que je connaisse. Voilà ce dont tu ne me sembles pas assez persuadé.
Tant que je ne m'ennuierai pas, personne n'aura d'observations à me faire, le jour où je m'ennuierai, je m'oblitèrerai... et tout cela, parce que, lorsque j'en avais dix-huit, une fillette de quinze ans m'a dit qu'elle m'aimait !
Et tu voudrais que pour ceux que j'aime, je ne m'inquiète pas à chaque fois que je les vois peu ou beaucoup s'approcher de la chose dangereuse : « Le Volant ! »
Égoïsme, cher égoïsme personnel, sois loué ! 
Seulement, lorsque moi, je me suis aperçu que c'était là la vraie, la seule pure, il était, pour moi, trop tard. Je voudrais qu'il ne soit pas trop tard pour les autres.
Tiens, tu uses souvent ton mépris pour des choses qui n'en valent pas la peine, qui sont trop méprisables pour mériter d'être méprisées, comme le bourgeois, les parents, l'art bête, etc. Que nous importent ces choses ! il faut garder tout notre mépris pour lutter un jour où il sera nécessaire contre les choses qui peuvent être plus fortes que nous.
Je voudrais qu'aujourd'hui ou demain, lorsque tu seras sur le point de... tu te dises :
Voilà mon ami Jean. Ce n'était pas un imbécile tout à fait. Il avait une sensibilité convenable, etc., etc., tout ce qu'il faut pour n'être pas gêné dans la vie par un manque quelconque : eh bien, parce qu'un jour sur le perron d'un château, il a vu une fillette blonde, et qu'il s'est laissé aller huit jours, seulement huit jours, à marcher à côté d'elle dans des allées du parc en se laissant conquérir par cette idée bizarre et baroque que le bonheur serait de posséder plutôt celle-là que telle ou telle de deux cents autres qu'il connaissait, eh bien, pour cela, rien que pour cela, il n'a plus été bon à rien ce pauvre garçon ! Il a attendu quoi ? Il attend toujours (quoi !!!) et il feuillette les occupations sans s'arrêter assez à une pour réussir – si peu que ce soit.
Il couche avec des femmes jeunes et jolies – souvent – il aime cela, mais il n'y prend pas, à cause de l'autre, la moitié du plaisir possible : RATÉ.
Il fait des études de science, ses professeurs en pensent du bien, mais, à cause de l'autre, il n'a pas un but assez précis pour arriver à un résultat réel. Il n'a que des curiosités : RATÉ.
Il commence un roman avec application d'abord, puis : à quoi bon publier, avoir du succès, avoir... à quoi bon ? puisque l'autre... et il continue son roman au courant de la plume, parce que ça l'amuse, mais cela ne peut être que : RATÉ. Etc., etc.
Je t'aime de tout coeur. 

P.-S.  – Ne me dis pas que tout cela n'est pas vrai, tu ne me convaincrais pas.
J'ai mal aux nerfs. Je ne t'écris pas, j'ai tort. Je t'écrirai. Écris-moi. Écrivons-nous.
Donne-moi des nouvelles : ton bachot, ton livre, nos amis, qui se marient comme des mouches, et tout le reste. Je vais commencer ma deuxième partie. (Liaison avec Stéphanette et mort de Ginette). La troisième est presque achevée, la première aussi et la quatrième est toute esquissée. Si je ne déchirais pas tant, il y a longtemps que j'aurais fini.
Le Mystère des foules est un rude livre. Si tu vois Adam, dis-lui de ma part que je l'adore.
Tu viendras ici, n'est-ce pas, en allant à Dieppe. Si tu savais comme ce parc est beau la nuit !
Je t'embrasse.


Citée dans André Lebey, Jean de Tinan, Souvenirs et correspodance, Paris, Robert Fleury, 1922, p.130-133.

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