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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

jeudi 7 mars 2013

L'Insaisissable de Liane de Pougy dans La Guirlande de Célimène

Nous avons déjà présenté La Guirlande de Célimène, fantaisie épistolaire à trois auteurs. Voici venu le temps de vous en proposer le premier extrait. Émile Métrot, le 30 juin, écrit sous le masque de Philinte un billet moqueur sur L’Insaisissable, premier roman de Liane de Pougy. Jean de Tinan fait répondre Célimène le 1er juillet, en prenant la défense, non sans paradoxe, du livre de la grande horizontale.




30 juin 1898 

Philinte à Célimène


Célimène, lisez L’Insaisissable (1) ! Votre ami Jean de Tinan y puisera des documents pour ses Petits Linges. Ce sera, j’imagine, une autobiographie et une réhabilitation. Une demi-mondaine ouvre là son armoire à glace et fait jouer les grandes eaux de sa toilette. Cela n’ira pas sans quelque scandale, ce qui n’est point pour vous déplaire. Lisez L’Insaisissable ! Votre goût des dessous et de la lingerie fine s’y trouvera rassasié (2).
Je suis une mauvaise langue, Célimène. Mlle Liane de Pougy est éprise d’idéal, ma chère ! Elle « aime l’Inconnu » avec un grand I, ce qui témoigne à la fois de sa dépravation et de son ingénuité. Dans sa bibliothèque ; qui est un cartonnier, Baudelaire fait, dit-on, bon ménage avec Mürger, et ses potiches sont bourrées de Fleurs du Mal et de pervenches : l’âme d’une rosière qui aurait passé par le couvent, avec le corps d’une nymphe qui aurait eu des bontés innombrables pour les satyres.
Liane se souvient de son éducation religieuse : imaginez une Marie-Magdeleine qui continuerait à faire la noce après s’être repentie. Quand elle a du chagrin, elle écrit à son curé, qui est évêque. Ce saint homme, dont vous voudriez bien connaître le nom, lui donne de bons conseils, qu’elle ne suit pas. Ce sont, dit-elle, les seules lettres d’amour qu’elle ait gardées. C’est qu’elle aura donné les autres avec l’imprimeur.
Célimène, lisez L'Insaisissable. Vous y trouverez l’apologie de la vertu par une pécheresse, en même temps que la nomenclature des grands habilleurs et le culte de Monsieur de Montesquiou, dont les paradoxes et les hortensias étaient bien fait pour séduire l’Araignée d’Or (3). Vous y découvrirez l’ « auteur préféré » qu’on ne nomme pas parce que chacun le connaît.
Le livre a été écrit en Russie, au milieu d’un décor romantique (4). Liane « aime tant les bois » - et le Bois donc ! Son style, assure-t-elle, a pris là une teinte byzantine. Elle logeait du reste chez un grand-duc.
Lisez l’Insaisissable ! (ce titre est une mauvaise excuse). J’en parle d’après des potins. Vous m’en rendrez compte, nous nous amuserons. Donnez aussi vos impressions à Alceste pour qu’il fasse de la bile. Il vous enverra une semonce dont nous rirons.
Lisez L’Insaisissable ! C’est un livre … de chevet.

PHILINTE.


1er juillet 1898
Célimène à Philinte
Certainement je lirai L'Insaisissable ! faites-moi envoyer Le Gil Blas dès que cela commencera – et tout le monde le lira comme moi, c’est bien là au fond ce qui vous enrage. Je le lirai bien régulièrement, et je suis déjà persuadée que c’est très bien …
Pourquoi ne serait-ce pas très bien ? Vraiment, messieurs et dames, je vous trouve tous infects … parce que Liane veut publier un roman, vous voilà tous à jaser après elle de la réclame grincheuse … Pourquoi ne serait-ce pas très bien, ce roman ? Je vous assure que Liane a « de l’éducation » - une de mes cousines a été sa camarade de couvent ; elles se sont un peu perdues de vue depuis, mais je ne doute pas que maintenant elles ne renouent. Une artiste … ça n’est plus du tout la même chose …
Et vous sentez-vous si bien, ô Philinte et Cie, que ce roman doit être très bien, que vous insinuez déjà « qu’il n’est pas d’elle » … ou tout au moins qu’elle a subi tant d’influences… Eh mais ! il me semble que si le roman de Liane reflète à la fois Arsène Houssaye (5), Jacques-Émile Blanche, Meilhac (6), Baudelaire, Bourget, Pierre Louÿs, Mürger et Jean Lorrain, ça doit être plutôt ce qu’on appelle une œuvre originale … Philinte, que j’ai donc hâte de le lire …
Ce sera factice, dites-vous, et Liane l’est elle-même, sans naïveté … Elle s’habille d’iris blancs, c’est trop salissant … Elle aime les forêts russes, c’est impardonnable … et, qu’elle se suicide quelque fois, c’est bien, mais peut-on admettre qu’elle l’écrive à des évêques ! Philinte, voulez-vous que je vous dise ce que vous êtes … Philinte, vous êtes un vilain curieux… et je sais pourquoi.
L’Insaisissable ! Je ne trouve pas ce titre si mal. Je suis sûre que la formule en deviendra à la mode, car vous savez que la mode des titres de romans est la plus contagieuse des modes … Ernest La Jeunesse m’annonçait-il pas déjà L’Inimitable …, attendez seulement quelques mois, et vous pourrez écrire L’Implacable … sur celle que l’on ne peut pas plaquer …
Je suis méchante. Mais je sais si bien, à travers les phrases sans indulgence de votre lettre, l’aigre douceur de certaine personne, souvenir de votre enfance, qui pardonnerait bien à Liane son porte-plume d’écaille, mais ne lui pardonnera jamais sa nuque et ses épaules d’ivoire …
Ne vous laissez pas influencer, mon petit Philinte, ne soyez pas si petit garçon … vous me donneriez presque envie de me laisser aimer par vous, pour vous aider, comme c’est la mode, à recouvrer votre indépendance.

Votre CÉLIMÈNE.

(1) L’Insaisissable, premier roman de Liane de Pougy, fut d’abord publié en feuilletons par le Gil Blas avant de paraître en volumes chez P. Lamm. Le journal annonce la publication en première page, à partir du 27 juin, prédisant au roman « un succès à la fois très parisien et très littéraire. » (Gil Blas, 28 juin 1898). Le feuilleton commencera réellement le 2 juillet 1898.

(2) Dans ce roman, Josiane de Valneige, raconte ses amours avec des hommes du monde, qu’elle ridiculise, avant de se retirer à la campagne et d’y aimer un jeune homme pur. La rumeur voulait que L’Insaisissable soit un roman à clefs et que les prétendants de la courtisane aient eu pour modèle les amants de Liane de Pougy.

(3) Allusion à une pantomime que Jean Lorrain composa pour Liane de Pougy et qu’elle joua aux Folies Bergère en 1896.

(4) « J’habite durant des mois entiers un vieux château, près de Cologne, où je vis presque seule. C’est délicieux ! […] Je suis avant tout une rêveuse. Même au milieu du monde, je sais m’isoler. J’adore la lecture des poètes, écrire des lettres, principalement. C’est en Russie que j’ai terminé mon roman L’Insaisissable. » (Lucien Puech, « Chez elles : Liane de Pougy », Gil Blas, 18 juin 1898).

(5) Arsène Houssaye, comme se plaisent à le répéter les journalistes du Gil Blas, était pressenti pour écrire la préface de L’Insaisissable.

(6) « Meilhac n’a jamais voulu s’en occuper ; ‘‘ Non, me répétait-il, si j’ai l’air de m’y intéresser, on dira qu’il est de moi !’’ » (Lucien Puech, art.cit.)

Pour en savoir plus sur Liane de Pougy :  


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