Il n'est pas impossible que je réinvestisse ici si j'arrive à trouver une complémentarité des billets mais, pour l'heure, je vais me concentrer uniquement sur le carnet de recherche.
Au plaisir de vous y retrouver !
Frivolités poignantes
Félicien Rops, frontispice d'Un document sur l'impuissance d'aimer |
2 juillet 1895
Je crois que tu ne saurais assez te féliciter d'avoir un objectif unique. Tu connais moins que moi l'« état d’âme » de se dire : De ces trois ou quatre voies d'activité qui me sont ouvertes (ou entr'ouvertes), laquelle choisir ? On ne choisit pas, on va de l'une à l'autre, on perd son temps... Et c'est pourquoi jamais je ne pense rien de convenable : j'aurai du moins la consolation de ne m'être pas trop ennuyé, et les résultats pratiques de cela n'ont plus d'importance pour moi.Voilà pourquoi je rapporterai de Jumièges : 1° un roman à peu près fini qui serait bien s'il existait, mais qui demeurera éternellement à l'état d'ébauche ; 2° des notes d'embryologie spéciale incomplète ; 3° les souvenirs d'un joli flirt qui aurait pu être un joli amour mais qui demeurera ébauche. Je suis, mon cher André, le plus admirable, parfait et complet (enfin !) type de RATÉ que je connaisse. Voilà ce dont tu ne me sembles pas assez persuadé.Tant que je ne m'ennuierai pas, personne n'aura d'observations à me faire, le jour où je m'ennuierai, je m'oblitèrerai... et tout cela, parce que, lorsque j'en avais dix-huit, une fillette de quinze ans m'a dit qu'elle m'aimait !Et tu voudrais que pour ceux que j'aime, je ne m'inquiète pas à chaque fois que je les vois peu ou beaucoup s'approcher de la chose dangereuse : « Le Volant ! »Égoïsme, cher égoïsme personnel, sois loué !Seulement, lorsque moi, je me suis aperçu que c'était là la vraie, la seule pure, il était, pour moi, trop tard. Je voudrais qu'il ne soit pas trop tard pour les autres.Tiens, tu uses souvent ton mépris pour des choses qui n'en valent pas la peine, qui sont trop méprisables pour mériter d'être méprisées, comme le bourgeois, les parents, l'art bête, etc. Que nous importent ces choses ! il faut garder tout notre mépris pour lutter un jour où il sera nécessaire contre les choses qui peuvent être plus fortes que nous.Je voudrais qu'aujourd'hui ou demain, lorsque tu seras sur le point de... tu te dises :Voilà mon ami Jean. Ce n'était pas un imbécile tout à fait. Il avait une sensibilité convenable, etc., etc., tout ce qu'il faut pour n'être pas gêné dans la vie par un manque quelconque : eh bien, parce qu'un jour sur le perron d'un château, il a vu une fillette blonde, et qu'il s'est laissé aller huit jours, seulement huit jours, à marcher à côté d'elle dans des allées du parc en se laissant conquérir par cette idée bizarre et baroque que le bonheur serait de posséder plutôt celle-là que telle ou telle de deux cents autres qu'il connaissait, eh bien, pour cela, rien que pour cela, il n'a plus été bon à rien ce pauvre garçon ! Il a attendu quoi ? Il attend toujours (quoi !!!) et il feuillette les occupations sans s'arrêter assez à une pour réussir – si peu que ce soit.Il couche avec des femmes jeunes et jolies – souvent – il aime cela, mais il n'y prend pas, à cause de l'autre, la moitié du plaisir possible : RATÉ.Il fait des études de science, ses professeurs en pensent du bien, mais, à cause de l'autre, il n'a pas un but assez précis pour arriver à un résultat réel. Il n'a que des curiosités : RATÉ.Il commence un roman avec application d'abord, puis : à quoi bon publier, avoir du succès, avoir... à quoi bon ? puisque l'autre... et il continue son roman au courant de la plume, parce que ça l'amuse, mais cela ne peut être que : RATÉ. Etc., etc.Je t'aime de tout coeur.P.-S. – Ne me dis pas que tout cela n'est pas vrai, tu ne me convaincrais pas.J'ai mal aux nerfs. Je ne t'écris pas, j'ai tort. Je t'écrirai. Écris-moi. Écrivons-nous.Donne-moi des nouvelles : ton bachot, ton livre, nos amis, qui se marient comme des mouches, et tout le reste. Je vais commencer ma deuxième partie. (Liaison avec Stéphanette et mort de Ginette). La troisième est presque achevée, la première aussi et la quatrième est toute esquissée. Si je ne déchirais pas tant, il y a longtemps que j'aurais fini.Le Mystère des foules est un rude livre. Si tu vois Adam, dis-lui de ma part que je l'adore.Tu viendras ici, n'est-ce pas, en allant à Dieppe. Si tu savais comme ce parc est beau la nuit !Je t'embrasse.
(1) « L’Exemple de Jean de Tinan et son éloge », Le Mercure de France, 1er juin 1939, p. 387. La chronique est signée Le Petit, mais on la retrouve dans un recueil d'articles choisis de Marcel Auriant.
(2) Pétrone, Le Satyricon, traduction Charles Héguin de Guerle, édition Garnier frères, Paris, 1861, chapitre LV. (Wikisource)
(1) L’Insaisissable, premier roman de Liane de Pougy, fut d’abord publié en feuilletons par le Gil Blas avant de paraître en volumes chez P. Lamm. Le journal annonce la publication en première page, à partir du 27 juin, prédisant au roman « un succès à la fois très parisien et très littéraire. » (Gil Blas, 28 juin 1898). Le feuilleton commencera réellement le 2 juillet 1898.
(2) Dans ce roman, Josiane de Valneige, raconte ses amours avec des hommes du monde, qu’elle ridiculise, avant de se retirer à la campagne et d’y aimer un jeune homme pur. La rumeur voulait que L’Insaisissable soit un roman à clefs et que les prétendants de la courtisane aient eu pour modèle les amants de Liane de Pougy.
(3) Allusion à une pantomime que Jean Lorrain composa pour Liane de Pougy et qu’elle joua aux Folies Bergère en 1896.
(4) « J’habite durant des mois entiers un vieux château, près de Cologne, où je vis presque seule. C’est délicieux ! […] Je suis avant tout une rêveuse. Même au milieu du monde, je sais m’isoler. J’adore la lecture des poètes, écrire des lettres, principalement. C’est en Russie que j’ai terminé mon roman L’Insaisissable. » (Lucien Puech, « Chez elles : Liane de Pougy », Gil Blas, 18 juin 1898).
(5) Arsène Houssaye, comme se plaisent à le répéter les journalistes du Gil Blas, était pressenti pour écrire la préface de L’Insaisissable.
(6) « Meilhac n’a jamais voulu s’en occuper ; ‘‘ Non, me répétait-il, si j’ai l’air de m’y intéresser, on dira qu’il est de moi !’’ » (Lucien Puech, art.cit.)