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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

jeudi 14 mars 2013

Loïe Fuller vue par Jean de Tinan (avec présentation des Noctambulismes)

Jean de Tinan inaugura la chronique des « Cirques, cabarets, concerts » au Mercure de France, au mois de novembre 1897. Elle se termine le mois de sa mort, dans le numéro de novembre 1898. Elles furent réunies en 1921 par Francis Carco, qui leur écrit une courte préface et leur donne le titre de Noctambulismes, s'inspirant de la première phrase de la chronique : « Je pense que les noctambulismes sont d'admirables procédés d'émotion. » A cette occasion, plusieurs chroniqueurs soulignèrent la qualité de ces chroniques, voyant parfois dans Tinan un créateur du genre. Ainsi Gustave Fréjaville, qui versait lui-même dans le music-hall, déclare que personne n'osa reprendre la chronique du Mercure de France après Tinan. Dans les faits, la chronique reprendra le 1er juin 1939, sous la plume de Marcel Auriant (1).

Les Noctambulismes de Tinan sont encore rarement cités, bien que leur impact ait été réel sur le genre. Il faut dire qu'ils portent sur un art éphémère par essence... d'autant plus que les artistes cités n'ont pas toujours échappé à l'oubli depuis. Nous nous attarderons aujourd'hui sur une figure bien connue des adeptes de la littérature de la fin du XIXe siècle, puisqu'elle est citée à plusieurs reprises par Mallarmé et les symbolistes, et qu'elle a été l'occasion d'une réflexion sur les rapports entre le spectacle vivant et la modernité littéraire : Loïe Füller. L'artiste américaine faisait sensastion dans les music-halls, où elle apparaissait drapée d’une large tunique qu’elle utilisait pour produire des formes évocatrices, à l'aide d'éclairages colorés. Une révolution à l'époque. 

Voici ce que Jean de Tinan en dit...




~ * ~ 


La danse décorative classique était devenue vraiment un insupportable étalage d'affèteries conventionnelles. La grâce nerveuse que savent déployer, dans des exercices ingrats, quelques artistes admirables – et Mlle Zambelli avant toutes – ne compensait tout de même pas l'humiliant ennui qu'il y avait à voir évoluer sans imprévu les sourires peints de jeunes personnes sans génie, dont les jambes sans galbe sous des tulles sans souplesse*. Pour nous plaire un peu aux chorégraphies de l'Académie nationale, il nous fallait souvent, à nous qui n'étions pas de « vieux abonnés » habitués à ça quand ils étaient tous petits, une bonne volonté touchante. Il fallait toute notre confiance en l'harmonie des lyrismes antiques célébrant Terpsichora et les attitudes encore tremblantes des Tanagréennes ; il fallait aussi les éclairs de beauté pure dont parfois la maldresse de la danse spontanée des petites filles s'illumine pour que nous conservions notre foi que la danse était l'art excellent et suprême, pouvant émouvoir la sensualité jusqu'à l'idée, pour que nous attendions de déception en déception l'enthousiasme espéré, l'enthousiasme qui avait fait écrire à Cornélius Gallus ce simple vers, que nous avions grandi de rêve : Comme elle dansait, je fus saisi pour elle d'une passion subite. 
La Loïe Fuller est venues mériter cette passion.
Je n'oserai pas écrire sur elle un article d'épithètes encore. D'abord, je m'y entends mal et puis, d'autres l'ont fait avec des ingéniosités diverses et heureuses. M. Jean Lorrain lui a offert ses phrases les plus diaptrées, M. Maizeroy ses plus lumineuses délicatesses, M. Rodenbach a aimé ses matières, M. Gabriel de Lautrec peut-être lui a donné ses plus adorables et maladives métamorphoses et M. Mallarmé a écrit : « fontaine intarissable d'elle-même » ; mais rien ne m'a touché davantage que le récit fait par la Loïe de « comment ça lui est venu ».
Actrice en tournée, musicienne, chanteuse et femme, elle reçoit un jour une robe d'Orient, d'étoffe légère, de ces fragiles étoffes de Cos dont Pétrone écrivait : 

Aequum est induere nuptam ventu textilem
Palam prostrare nudam in nebula linea. 
[Un voile transparent, de ses secrets appas, 
Dessine les contours, et ne les cache pas (2).]

Elle s'en enveloppe et drape les plis autour d'elle pour prendre des attitudes devant le miroir derrière elle le soleil illumine l'étoffe transparente – elle se trouve belle et agite ses voiles...
Je me plais à cette complicité du hasard, mais il faut dire combien la Loïe est une artiste consciente et extraordinaire.
Elle a vraiment créé la danse nouvelle. Si elle s'est inspirée des Ménades qui dansent sur les pyxis d'Athènes, ç'a été pour surpasser aussitôt leur art, puis elle s'est surpassée elle-même, et encore – la danse du Lys, dont elle nous enthousiasme ces soirs aux Folies-Bergère, contient dans sa simplicité une aussi grande émotion d'art que, quoique je sache au monde et de la femme qui s'est élevée de ses premières danses arcen-célestes et gracieuses à cette blanche et poignante splendeur, on doit tout espérer – si elle peut.
Je voudrais rapporter sans commentaires un mot que j'entendis prononcer, à l'une des représentations de la Loïe, par une femme d'ailleurs laide, sans aucune élégance et dont la sotte et prétentieuse conversation m'agaçait depuis le commencement (il y en a des salons pleins comme ça). Tandis que « pâmée au bain des étoffes » la Loïe s'auréolait des couleurs contrastées, ma voisine murmura malgré elle et parce que tout de même elle ne pouvait plus ne pas admirer : « l'électricien doit être son amant. »
L'on comprend aussi quelle prodigieuse et sûre artiste est la Loïe Fuller, à aller voir celles qui l'imitent. 
Un si éclatant succès ne pouvait manquer de contrefaçons. Combien de jeunes personnes agitèrent des étoffes plus ou moins en cadence ? Autrefois, en 1893, Mlle Emilienne d'Alençon fut adroite et l'on savait qu'elle était jolie – on vit au Nouveau-Théâtre cinq danseuses serpentines, ailleurs on en vit douze – à Londres, Miss Mary Layton – au Cirque d'Eté, Mlle Hélène Gérard dansa à cheval – Bob Walter dansa dans une basse-cour.
Cette fois encore, les nouvelles danses de la Loïe ont été reproduites un peu partout. A Parisiana, Bob Walter dansa devant un feu de cheminée (on a refusé samedi et dimanche cinq-cent personnes (oui !) qui voulaient voir cela). A l'Olympia, la Roland est agréable – elle a même un bien joli mouvement de tête en arrière dans les cheveux, l'ovale aminci du menton se tendant renversé au-dessus du frémissement des étoffes – mais les gestes habiles n'ont pas encore cette parfaite liaison qui fait des draperies de la Loïe comme une émanation même de son corps presque disparu.
Il y a, à toutes ces danses, une critique importante à faire. Nulle part, dans les conditions données, l'effet produit n'est maximum parce que ces danses n'ont absolument pas l'atmosphère musicale qu'il faudrait. Cette fois, à l'Olympia, on a essayé des cheorus, mais on ne les entend pas assez pour que l'on puisse préjuger de ce que donnerait une réalisation plus exacte.
Partout, la musique domine trop par des cuivres et à tort. Je voudrais, dans l'obscurité, une discrétion mélodique très lointaine et interrompue... presque seulement pour que l'on s'aperçoive du silence.

Décembre 1897.



* (Note de Jean de Tinan). C'est un grand charme des danses nouvelles que la draperie enfin rendue au corps de la femme.
Lorsque, vers 1820, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld fit allonger les jupes de ces demoiselles du corps de ballet, le rédacteur du Mercure, Latouche, le poursuivit d'épigrammes si infatigables, que le chaste directeur des Beaux-Arts lui fit offrir cent louis s'il voulait se taire. Latouche accepta – pour un comité philhellène – déjà !
Il me semble, soixante-dix ans plus tard, que si l'on peut déplorer que M. de la Rochefoucauld ait été inspiré dans ses réformes par des considérations morales que Pierre Louÿs ne saurait approuver, il faut cependant reconnaître la gloire d'avoir été malgré lui un parfait esthéticien.





~ * ~
(1) « L’Exemple de Jean de Tinan et son éloge », Le Mercure de France, 1er juin 1939, p. 387. La chronique est signée Le Petit, mais on la retrouve dans un recueil d'articles choisis de Marcel Auriant.
(2) Pétrone, Le Satyricon, traduction Charles Héguin de Guerle, édition Garnier frères, Paris, 1861, chapitre LV. (Wikisource)

1 commentaire:

  1. J'apprends grâce à ton article que Bartabas n'est pas le premier à avoir dansé à cheval à la manière de Loïe Fuller (ZC :))

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